Hiver 2024-2025

ce que nous montrent les témoignages d’avalanches et les observations de manteau neigeux dans les Alpes

Alain Duclos / data-avalanche – le 30 avril 2025

Que peut-on apprendre de l’observation humaine des avalanches et du manteau neigeux ? Y a-t-il encore un intérêt à regarder, creuser, partager et tenter de comprendre ? C’est ce que nous croyons à data-avalanche, comme un complément utile aux analyses proposées par des prévisionnistes professionnels (ex. BERA) ou par des automates (ex. Skitourenguru).

Les années se suivent et ne se ressemblent pas. Ce fut particulièrement le cas avec les saisons 2023-2024 puis 2024-2025. Les statistiques ne disent pas tout, mais on ne peut qu’être frappé par le nombre de morts par avalanches recensé par l’ANENA. Ainsi, au 15 février 2025, 11 décès par avalanches avaient déjà été déplorés pour le seul département de la Savoie (dont 8 en Haute Maurienne), contre zéro pendant tout l’hiver précédent (2023-2024).

L’objectif ici, est d’estimer si les particularités d’une saison ou d’une période peuvent être approchées par ses propres observations ou par celles des autres. Il s’agit aussi de voir en quoi, mieux comprendre ce qui se passe, peut aider à mieux prévoir ce qui va se passer.

Figure 1
Figure 1. Les avalanches enregistrées dans data-avalanche entre le 21 octobre 2024 et le 27 avril 2025. Répartition dans l’espace (la carte en haut à droite) et dans le temps (le graphique en bas).
Figure 2
Figure 2. Comment accéder en ligne à la page de la Figure 1 depuis le site data-avalanche.org.

Les données utilisées sont celles enregistrées par l’association data-avalanche, dont la vocation est de partager de l’information aussi factuelle que possible sur les avalanches, pour que chacun puisse apprendre, sans dogme. A ce jour, 5635 avalanches y sont enregistrées, dont 5144 sont géolocalisées, illustrées par 17064 photos grâce à 2605 contributeurs. Tous les témoignages sont visualisés par des membres de l’association avant d’être diffusés. Les enregistrements sur les avalanches observées sont maintenant complétés par des mesures sur le manteau neigeux (cliquer sur 300 derniers jours en haut de la page) et par des vidéos.

Les mesures sur le manteau neigeux sont issues d’un protocole développé à partir d’une collaboration entre data-avalanche et le laboratoire LISTIC de l’Université Savoie Mont Blanc (voir articles présentés lors des colloques ISSW de Bend 2023 et Tromsø 2024). Nous en avons enregistré et partagé en ligne 921 depuis décembre 2020. Des vidéos sont mises en ligne lorsque les tests nous semblent significatifs d’une situation particulière.

Pour évoquer cette dernière saison 2024-2025 (pas encore terminée !), j’ai choisi de me référer à la répartition des 438 avalanches enregistrées dans les Alpes, sur l’axe du temps (Figure 1). Bien entendu, il ne s’agit pas d’une représentation exhaustive de l’activité, et tous types d’avalanches figurent sur le même graphique (naturelles, accidentelles, artificielles). Cinq périodes principales d’activité apparaissent, centrées sur les 24 décembre, 11 janvier, 29 janvier, 15 février et 17 avril. J’y ajoute celle du 5 avril, avec seulement 10 avalanches enregistrées, mais qui marque toutefois un seuil dans la saison. A chaque période, je propose d’associer au moins une avalanche qui me semble représentative, ainsi que quelques commentaires.

Période du 24 décembre
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Photo 1. Epaisseur moyenne de la rupture le l’avalanche accidentelle qui s’est développée sur 600 mètres de large le 24 décembre 2024 au-dessus d’Aussois. Photo A. Duclos.

La journée du 24 décembre a été la première à illustrer clairement une saison qui s’annonçait dangereuse, avec un manteau neigeux globalement très instable. De vastes plaques ont été observées du Mont Blanc au Queyras, en passant par la Vanoise et la Haute Tarentaise. Celle qui m’a le plus marquée fut déclenchée à Aussois par un ami qui rentrait d’une escapade en altitude avant le réveillon. Après un splendide début de descente, il se retourne pour une photo de sa godille extraordinaire (il n’est pas fan de photos de ses traces, mais souhaitait justifier son retard à l’apéro). Toute la pente qu’il venait de skier part alors sur 600 m de large. L’écoulement, énorme, passe de chaque côté de l’épaule où il s’était arrêté (c’est Noël…). Je l’ai observée le soir même (Photo 1).

Vidéo 1. 2024-12-23. Bonneval-sur-Arc (73). Altitude 2470 m, Exposition Est. Test nivologique positif.

La Vidéo 1, que nous avions postée la veille, illustrait clairement l’instabilité particulière qui s’est manifestée ce jour-là et les suivants. Le test nivologique réalisé pas très loin, en Haute Maurienne montrait très bien une couche fragile enfouie, relativement épaisse, continue et très apte à propager une rupture. Ce dernier paramètre est celui que nous mesurons en priorité, nos études (Tromsø 2024) l’ayant identifié comme le meilleur marqueur d’instabilité nivologique, après l’observation d’avalanches bien sûr.

La couche fragile enfouie était détectable en creusant, mais surtout directement en skiant, là où il y avait peu de neige, avant les précipitations du 19 au 23 décembre (neige très friable). Elle pouvait aussi être déduite de l’analyse des conditions nivo-météo, qui montrait la combinaison d’un manteau neigeux plutôt mince, et de température de surface de neige très froides, souvent proches de -20°C (mesures automatiques disponibles en Savoie, par exemple ici).

L’activité fut plus réduite au cours des semaines suivantes, mais des avalanches ont encore causé des surprises, notamment déclenchées à distance, particulièrement dans les pentes ombragées d’altitude (majorité des expositions au cœur de l’hiver).

Période du 11 et 12 janvier
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Photo 2. Décrochement spontané de toute la face Nord de Belle Plinier (La Norma – Hte Maurienne) dans la nuit du 10 au 11 janvier 2025. Photo A. Duclos.

Les journées des 11 et 12 janvier furent de nouveau très actives, avec de vastes avalanches signalées surtout entre Vanoise et Queyras, avec toujours des phénomènes d’une ampleur surprenante en Haute Maurienne. A la Norma, c’est toute la face Nord de Belle Plinier qui est partie toute seule dans la nuit du 10 au 11 (Photo 2). A Puy-Saint-Vincent une avalanche inopinée atteignait une piste, après avoir été déclenchée par un randonneur qui circulait sur un secteur du domaine skiable jusque là fermé… pour manque de neige.

Vidéo 2. 2025-01-12. Galibier (05). Altitude 2580 m, Exposition Ouest. Test nivologique positif.

Là aussi nos tests nivologiques (Vidéo 2) illustrent toujours la forte instabilité potentielle qui demeure, et s’exprime à chaque nouvelle surcharge, comme ces jours-ci, issues des précipitations et/ou du transport de neige par le vent. L’enneigement qui demeure relativement faible, associé à des températures de surface de neige froides (ciel généralement clair) entretiennent l’instabilité particulière.

Période du 29 janvier
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Photo 3. Face Ouest du Signal du Petit Mont Cenis quelques jours après l’avalanche du 29 janvier 2025. Traces des ruptures (en rouge) et des dépôts (en bleu). Photo A. Duclos.

Le 29 janvier fut la dramatique apogée de la forte instabilité de ce début d’hiver sur une grande partie des Alpes. C’est ce jour que 7 jeunes Norvégiens ont été emportés dans la face Ouest du Signal du Petit Mont Cenis (Photo 3). Quatre d’entre eux sont décédés. Les conditions de ski étaient formidables, avec une épaisse couche de neige poudreuse et une visibilité parfaite. Ils avaient skié de nombreuses pentes ce jour-là, sans aucune « évidence de danger » : pas de plaques déclenchées, pas d’effondrements… Alors l’envie de terminer le séjour de presque un mois sur place avec cette belle face convoitée a pris le dessus pour ces excellents skieurs.

Cet exemple, si l’on accepte d’en retirer déjà des enseignements, montre que certaines décisions gagneraient à être prises bien avant que l’on ne soit sur le terrain, avant d’être gagnés par l’exaltation de la glisse (phase 1 ou 2 du 3x3 de W. Munter). La face Ouest du Signal du Petit Mont Cenis est magnifique et souvent skiée. Les locaux disent pourtant qu’ils n’y seraient pas allés ce jour-là. La veille encore, c’est toute la face NW du Grand Vallon, voisine, qui était descendue spontanément. Il y a des jours où il est bon de décider, avant de partir, des pentes où il ne faut pas mettre les skis, ni à la montée, ni à la descente.

Période du 14 et 15 février

Les journées des 14 et 15 février s’inscrivent dans la poursuite de cet hiver à manteau neigeux fragile, mais cette fois les surcharges qui réactivent l’instabilité sont essentiellement issues du très fort transport par le vent.

On se souvient du miraculé du 14 février. Peut-on qualifier d’évidence de danger une situation dans laquelle l’accumulation très récente par le vent est manifeste, dans une pente à environ 40°, qui domine directement une pente encore plus forte au-dessus d'un torrent partiellement bouché par la neige ? Je me suis demandé, en allant sur place, quel est le critère qui, sur le terrain, amène un randonneur à renoncer. Ayant posé la question à mon compagnon du jour (professionnel aussi), il m’a répondu qu’il aurait probablement fait demi-tour. « Enfin j’espère » a-t-il ajouté…

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Photo 4. Avalanche mortelle du 15 janvier 2025 juste sous le Col de l’Iseran, côté Maurienne. Photo Philippe de Villenoisy.

Il fut moins question de l’avalanche du lendemain, très proche (secteur Val d’Isère) et mortelle (Photo 4). L’itinéraire est fréquenté et mène à un secteur de randonnées débonnaires. Un coup d’œil à la carte montre toutefois qu’ici aussi, l’inclinaison de la pente dépasse le seuil des 30° sur une surface relativement vaste.

Peut-on parler de chance et de malchance ? Sans doute.

S’en suit une période plus calme, avec un manteau neigeux fragile, mais peu de précipitations ou de transport par le vent, hormis aux alentours de la mi-mars.

Période du 5 avril
Vidéo 3. 2025-04-04. Hte Maurienne / Pte de Cugne (73). Altitude 2640 m, Exposition NW. Test nivologique positif.

Une évolution claire de la situation nivologique s’est illustrée autour du 5 avril, depuis la Vanoise jusqu’au Haut Verdon, en passant par la Haute Maurienne et les Ecrins. Cette fois, c’est l’humidification du manteau neigeux qui est le plus souvent en cause. Les couches fragiles enfouies sont toujours là et très réactives, comme l’illustre un test nivologique réalisé la veille (Vidéo 3). On observe alors aussi bien des départs de vastes plaques sur couches fragiles que des coulées à départs ponctuels ou des glissements de plaques de fond.

Dans la plupart des cas, les volumes mobilisés sont importants, la lourdeur de la neige induisant l’augmentation des écoulements au fur et à mesure de leur descente.

Il semble qu’à partir de cette période-là, les couches fragiles profondes « persistantes » aient perdu de leur pouvoir déstabilisateur. Moins d’avalanches inattendues se sont produites, et il nous fut nettement plus difficile des provoquer des propagations de ruptures lors des tests nivologiques.

Période du 17 avril
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Photo 5. Vaste plaque sur un talus de faible dénivelé à Lanslebourg (Savoie) le 17 avril 2025. Habitations et chaussée atteintes, sans dégâts ni victimes. Photo A. Duclos.

Le 17 avril, enfin, restera dans les mémoires à cause des précipitations exceptionnelles en termes de cumuls (souvent plus d’un mètre en 24 heures) et de limite pluie-neige à basse altitude (sol blanchi dès 400 m). Attendu surtout sur la frontière avec l’Italie, l’épisode très actif s’est étendu vers l’Ouest jusqu’à Val Thorens et au Galibier. De vastes plaques se sont déclenchées en altitude, provoquant par endroits des dégâts sur les installations de remontées mécaniques. Certains écoulements ont atteint les fonds de vallées (ex. 1100 m dans la Vallée des Chapieux), mais aucune avalanche vraiment monstrueuse ne nous a été signalée. En revanche, des glissements de plaques plus ou moins vastes à des altitudes modestes ont été déplorés, avec des conséquences dramatiques à Val Thorens. Sans dégâts mais surprenante aussi, une large plaque sur un talus a atteint la chaussée et des habitations à Lanslebourg (Photo 5).

Nous avons observé avec cet épisode que les couches fragiles persistantes enfouies ne font pas tout. Même si elles ne sont plus actives, ou s’il n’y a plus de neige au sol, les cumuls très importants de neige récente peuvent produire de vastes départs de plaques, parfois redoutables.

Le contraste entre 2024-2025 plutôt instable et 2023-2024 plutôt stable a pu être constaté au fil de la saison à travers l’observation des avalanches, des tests nivologiques, et des statistiques d’accidents.

Figure 3
Figure 3. 15 octobre au 31 décembre 2024. Mesures automatiques de la station « Flowcapt en face de Tignes (FCHE1) à 2869 m d’altitude. En haut : température de surface. En bas : hauteurs de neige.
Figure 4
Figure 4. 15 octobre au 31 décembre 2023. Mesures automatiques de la station « Flowcapt en face de Tignes (FCHE1) à 2869 m d’altitude. En haut : température de surface. En bas : hauteurs de neige.

On pouvait aussi le soupçonner dès le début de saison, à cause de la combinaison d’un faible enneigement et de températures de surface de neige toujours froides à partir de mi-novembre 2024 (Figure 3, environ 1m de neige au 11 décembre), contrastant en cela avec les très fortes précipitations de mi-octobre à mi-décembre 2023 (Figure 4, environ 2,75 m de neige au 11 décembre). Cette tendance est basée sur le principe des métamorphoses de la neige sèche, dont on peut trouver les fondamentaux ici.

Ce bref compte rendu, forcément incomplet, donne un aperçu sans aucun doute discutable. C’est sa vocation.

Je m’aperçois qu’il reflète surtout ce qui s’est passé en Savoie, voire en Haute Maurienne. Certes l’activité avalancheuse y a été plus marquée qu’ailleurs, mais c’est aussi de ce secteur que nous sont parvenues le plus d’informations.

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Photo 6. Premier mai 2025, Haute Maurienne, Photo Nicolas Bais, PGHM Modane.

Il serait bien entendu extrêmement intéressant que les autres massifs soient aussi copieusement documentés (c’est en cours !). Les descriptions qui nous parviennent sont souvent excellentes. Amateurs et professionnels de la montagne produisent presque toujours des observations remarquables, tandis que celles des professionnels du secours sont d’un intérêt majeur (celles du PGHM ici par exemple, Photo 6, ou celles des CRS ici par exemple).

Il est question que les agents des Parcs Nationaux s’associent également officiellement à cette démarche de collecte et d’enregistrement d’événements en montagne. Le Parc des Ecrins dit vouloir s’associer à data-avalanche dans la cadre du projet Regards d’Altitude. Nous souhaitons vivement que l’intention se concrétise, pour le bénéfice de tous.

Très bonne fin de saison de ski !